organisme communautaire de Piura attaché a améliorer la situation des enfants et des jeunes travailleurs par des ateliers de formation professionnelle, de l'accompagnement psycho-social, des activités de sensibilisation et autres.
Vu de l'extérieur, le building ressemble à un entrepôt ou un hangar, mais à l'intérieur on se croirait dans un école primaire peinte de couleurs vives. Nous visitons un atelier de confection de vêtements, de coiffure et de cuisine. Des jeunes et des professionnels enseignent bénévolement à des presqu'enfants pour la plupart issus du marché, où beaucoup n'ont pas la chance d'aller à l'école.
L'intérêt du projet est son pragmatisme: à la différence d'autres organismes qui adoptent la "ligne dure" contre le travail infantile, Manitos Creciendo prend acte des nécessités économiques de nombreuses familles pour lesquels ce travail est essentiel. Par leurs ateliers professionnels, Manitos cherchent à attirer ces jeunes travailleurs et les soutenir dans leurs études.
Nous visitons une "ludoteca", sorte de local communautaire pour les enfants, où ils reçoivent de l'aide aux devoirs et réalisent des activités supervisées par un bénévole.
Si les initiatives de Manitos me rendent très enthousiaste, je le suis beaucoup moins lorsque je vois l'inégalité énorme entre riches et pauvres et l'inaction du gouvernement, qui laisse à une poignée de gens énergiques mais isolés le soin d'apporter un soutien que lui-même a abdiqué.
lundi 22 juin 2009
Dimanches
Être poursuivi par une fille en talons hauts, sur le trottoir, et le bruit que ça fait
Voir des scorpions se chauffer sur les pierres le jour, et des coquerelles la nuit
Sentir le soleil tout recouvrir d'une croûte de chaleur sèche et piquante
Manger du riz - mélangé avec quelque chose d'autre de variable
Relier les jours: parler d'hier, penser à demain
De la bouffe ridiculement cheap, des téléphones abominablement chers
Se pencher bas pour parler aux gens
Se battre comme un super-héros avec un enfant
(s'inventer des super-pouvoirs)
Rire
S'ennuyer beaucoup
Les dimanches
Voir des scorpions se chauffer sur les pierres le jour, et des coquerelles la nuit
Sentir le soleil tout recouvrir d'une croûte de chaleur sèche et piquante
Manger du riz - mélangé avec quelque chose d'autre de variable
Relier les jours: parler d'hier, penser à demain
De la bouffe ridiculement cheap, des téléphones abominablement chers
Se pencher bas pour parler aux gens
Se battre comme un super-héros avec un enfant
(s'inventer des super-pouvoirs)
Rire
S'ennuyer beaucoup
Les dimanches
dimanche 14 juin 2009
Un village fantôme
L'endroit se nomme Chulliyache, à 15 minutes de route de Sechura. On y accède par une mauvaise route de terre, avec de chaque côté une vaste plaine croûtée de sel. La première impression est un choc, alors qu'on traverse un ensemble de ruines, des murs de béton à demi dissous par la pluie et le vent. On reconnaît des entrepôts, des maisons, des édifices divers, mais plus aucune peinture ni aucun toit, comme les ruines de Pompéi. Par endroits les briques de ciment sont tellement fondues qu'elles découvrent leurs parties les plus dures, petites pierres et coquillages.
On peut se perdre dans ce village fantôme, entrer dans les maisons envahies par la végétation épineuse, coquilles vides sans meubles, portes ou peinture, mis à part quelques graffitis. Le sable de la plage a tout envahi et bouche presque certaines entrées. El Niño est passé par ici en 1983, et la tempête a été si forte qu'elle a détruit presque tout le village. Les ruines dans lesquelles je déambule n'en sont qu'une petite partie: ce qui était la place centrale se trouve désormais sous l'eau, à près de deux cents mètres de la côte.
Je retourne voir les autres sur la plage, le soleil sort enfin, c'est déjà la fin de l'après-midi. La mer est lumineuse, les quelques bateaux sont des taches sombres, avec leurs voiles translucides à contre-jour. Je salue un vieux adossé au mur d'une maison de paille tressée; il y en a quelques-unes que des familles de Sechura utilisent pour s'abriter lors de leurs sorties à la plage. C'est déjà le temps de partir! Denis emporte avec lui un crâne de pélican tout blanchi par le soleil, qui lui fait une sorte de masque de carnaval. Ça me semble un souvenir très approprié pour un lieu si étrange!
On peut se perdre dans ce village fantôme, entrer dans les maisons envahies par la végétation épineuse, coquilles vides sans meubles, portes ou peinture, mis à part quelques graffitis. Le sable de la plage a tout envahi et bouche presque certaines entrées. El Niño est passé par ici en 1983, et la tempête a été si forte qu'elle a détruit presque tout le village. Les ruines dans lesquelles je déambule n'en sont qu'une petite partie: ce qui était la place centrale se trouve désormais sous l'eau, à près de deux cents mètres de la côte.
Je retourne voir les autres sur la plage, le soleil sort enfin, c'est déjà la fin de l'après-midi. La mer est lumineuse, les quelques bateaux sont des taches sombres, avec leurs voiles translucides à contre-jour. Je salue un vieux adossé au mur d'une maison de paille tressée; il y en a quelques-unes que des familles de Sechura utilisent pour s'abriter lors de leurs sorties à la plage. C'est déjà le temps de partir! Denis emporte avec lui un crâne de pélican tout blanchi par le soleil, qui lui fait une sorte de masque de carnaval. Ça me semble un souvenir très approprié pour un lieu si étrange!
Sechura
Sechura se trouve à 20 minutes de la côte, nichée dans une petite colline aux côtés de ce qui reste du fleuve Piura, un petit ruisseau presque sans courant qu'on pourrait traverser à pied, en levant un peu le pantalon. C'est une ville de 30 000 personnes, à moitié endormie et très silencieuse si on compare avec Piura. Le plus grand événement a été la sortie des classes tandis que nous étions sur la place d'armes: un défilé de centaines de jeunes filles et garçons en uniformes qui nous regardent en souriant.
Nous avons visité l'église de Sechura, vieille de près de 250 ans, la plus vieille de la région. Un petit vieux chauve un peu absent nous guide jusque dans le clocher, puis sur le toit de l'église, le pointle plus haut de la ville! De là, on voit toute la ville et le désert au loin. Difficile de résister au charme de cette vieille église mal préparée à accueillir des touristes! Je me l'imagine comme une vieille femme qui parle trop, de peur de ne pas en dire assez et de décevoir... Oui oui, vous pouvez monter sur le toit, pas besoin de barrière, ni de guide spécialisé! Je me promène longtemps sur le toit courbé, en regardant les écoliers en contrebas, avec juste un petit vertige plaisant dans l'estomac.
Nous avons visité l'église de Sechura, vieille de près de 250 ans, la plus vieille de la région. Un petit vieux chauve un peu absent nous guide jusque dans le clocher, puis sur le toit de l'église, le pointle plus haut de la ville! De là, on voit toute la ville et le désert au loin. Difficile de résister au charme de cette vieille église mal préparée à accueillir des touristes! Je me l'imagine comme une vieille femme qui parle trop, de peur de ne pas en dire assez et de décevoir... Oui oui, vous pouvez monter sur le toit, pas besoin de barrière, ni de guide spécialisé! Je me promène longtemps sur le toit courbé, en regardant les écoliers en contrebas, avec juste un petit vertige plaisant dans l'estomac.
samedi 13 juin 2009
Le Pacifique
Ce vendredi, c'était la première fois que j'allais à la mer depuis mon arrivée au Pérou. Nous y sommes allés dans la camionnette de la radio où nous travaillons. Le correspondant de la radio Cutivalú à Sechura, Leoncio, était notre guide. Ma première conversation avec lui, quelques jours avant, lorsqu'il s'agissait d'organiser la journée, me laissa une impression étrange: regard fuyant, voix basse, éteinte. Derrière ses lunettes rondes plusieurs fois reconstruites (on voit la colle dépasser sur le verre), ses yeux sont noirs et regardent toujours trop à droite et trop bas. C'est plus tard que j'ai compris pourquoi. Du temps de la dictature de Fujimori, Leoncio a été enfermé pendant neuf ans et torturé. Il était alors musicien dans un groupe folklorique, je suppose que ça faisait de lui un opposant politique potentiel. Peut-être était-ce un cas classique de répression paranoïaque, ou alors une confusion administrative. L'une des séquelles de son incarcération a été une perte partielle de la vision. On ne sait jamais vraiment si Leoncio voit, imagine ou se souvient. Bien qu'il soit tout à fait capable de s'orienter, les gens qui lui coupent la route et les changements dans l'environnement (travaux dans la rue, etc.) le déstabilisent. C'est par l'écoute qu'il se situe. Je ne suis pas surpris lorsque Lucho me dit qu'il est l'un des meilleurs correspondants de la radio.
La route entre Piura et la côte traverse le désert de Sechura. Après quelques minutes de route à l'extérieur de Piura, ce sont d'abord des cultures irriguées, des rizières et des champs de maïs séparés par de longues rangées de cocotiers. Après Catacaos, à 10 minutes de Piura, commence le désert proprement dit, qui deviendra de plus en plus sec jusqu'à la côte, une heure plus loin. La terre des champs en bordure de la route pâlit de plus en plus, comme si elle dégorgeait du sel. Peu après, la végétation disparaît presque entièrement et le paysage devient légèrement plus accidenté: la route perce par endroits des buttes de terre blanche, crayeuse, faite de sable et de coquillages broyés. Nous traversons des villages desséchés qui me rappellent le nord du Mexique, des édifices de béton et de temps à autre des ánimas, les petits autels construits sur les bord des routes là où quelqu'un est mort.
Le dernier tronçon de route, celui qui nous mène à l'océan Pacifique, passe par une plaine vide et balayée par le vent. Nous passons deux ou trois usines de transformation, où l'on extrait l'huile du hareng pour ensuite le réduire en farine destinée à l'alimentation animale. Le tout est exporté en Chine. Puis, ce sont quelques chalutiers en cale sèche, supportés par un assemblage de madriers et hérissés de mâts qui au loin les font ressembler à des insectes gigantesques et multicolores. Il pleut un peu... des goélands apparaissent à l'horizon, puis l'océan!
Des dizaines de bateaux de pêche sont rassemblés autour du môle du port de pêche Las Delicias. Malgré le ciel gris et la bruine, je suis transporté par le bruit des vagues, par le vide qui nous entoure: presque personne, les bateaux ancrés, de chaque côté une longue plage vide de gens et de constructions. Nous avons rendez-vous avec un pêcheur ami de Leoncio qui nous emmène dans une petite barque en bois, dont la peinture bleue s'écaille par endroits. Elle semble se trouver à mi-chemin entre l'artificiel et le naturel, le bois cassé et tendre qu'on trouve sur les plages.
C'est l'anniversaire de Julie Sabourault aujourd'hui, et on chante bonne fête en français et en espagnol, au son de la guitare de Leoncio, alors que déjà on ne voit presque plus la côte. Nous laissons peu à peu les oiseaux derrière, mouettes, goélands, pélicans, ils préfèrent rester près des chalutiers, leur fidèle source d'alimentation facile.
La mer, d'abord presque plane, devient un paysage légèrement ondulé. Nous croisons des bouées qui marquent des cultures de coquillages en croissance. Une entreprise pétrolière, Petrotech, veut forer ici, ce qui préoccupe grandement les pêcheurs de la région, qui ont patiemment semé ces coquillages sur des kilomètres. Plus loin, des bateaux couverts d'une bâche, dépourvus de moteur, où vivent des gens comme dans une maison. Encore plus loin: de simples radeaux, assemblages de quelques troncs de balsa, d'un mât orné d'un drapeau. Un pêcheur à la ligne y passe la journée, avec un seau pour le poisson et un peu d'eau douce.
Au retour, rien qui soit digne de mention, mis à part un oiseau qui a décidé de me chier sur la tête et une bonne partie de la chemise. C'est arrivé tandis que nous passion tout près d'un grand bateau, une sorte d'usine de transformation flottante. Par un tuyau coulait une sorte de bouillie fétide qui attirait un véritable essaim d'oiseaux s'en nourrissant sans arrêter, ne s'arrêtant que le temps d'une diarrhée vite conclue en vol. Aux dires du pêcheur qui nous guidait et a aimablement lavé ma chemise à l'eau de mer, ces oiseaux évacuent de la sorte le trop-plein d'huile que contient cette bouillie qui par ailleurs leur semble très appétissante. J'ai donc fait le reste du tour de bateau torse nu, grelottant un peu à cause du vent, et aussitôt arrivé au port je me suis lavé les cheveux avec du savon à plancher qui m'a laissé le cuir chevelu rouge et endolori, mais propre!
La route entre Piura et la côte traverse le désert de Sechura. Après quelques minutes de route à l'extérieur de Piura, ce sont d'abord des cultures irriguées, des rizières et des champs de maïs séparés par de longues rangées de cocotiers. Après Catacaos, à 10 minutes de Piura, commence le désert proprement dit, qui deviendra de plus en plus sec jusqu'à la côte, une heure plus loin. La terre des champs en bordure de la route pâlit de plus en plus, comme si elle dégorgeait du sel. Peu après, la végétation disparaît presque entièrement et le paysage devient légèrement plus accidenté: la route perce par endroits des buttes de terre blanche, crayeuse, faite de sable et de coquillages broyés. Nous traversons des villages desséchés qui me rappellent le nord du Mexique, des édifices de béton et de temps à autre des ánimas, les petits autels construits sur les bord des routes là où quelqu'un est mort.
Le dernier tronçon de route, celui qui nous mène à l'océan Pacifique, passe par une plaine vide et balayée par le vent. Nous passons deux ou trois usines de transformation, où l'on extrait l'huile du hareng pour ensuite le réduire en farine destinée à l'alimentation animale. Le tout est exporté en Chine. Puis, ce sont quelques chalutiers en cale sèche, supportés par un assemblage de madriers et hérissés de mâts qui au loin les font ressembler à des insectes gigantesques et multicolores. Il pleut un peu... des goélands apparaissent à l'horizon, puis l'océan!
Des dizaines de bateaux de pêche sont rassemblés autour du môle du port de pêche Las Delicias. Malgré le ciel gris et la bruine, je suis transporté par le bruit des vagues, par le vide qui nous entoure: presque personne, les bateaux ancrés, de chaque côté une longue plage vide de gens et de constructions. Nous avons rendez-vous avec un pêcheur ami de Leoncio qui nous emmène dans une petite barque en bois, dont la peinture bleue s'écaille par endroits. Elle semble se trouver à mi-chemin entre l'artificiel et le naturel, le bois cassé et tendre qu'on trouve sur les plages.
C'est l'anniversaire de Julie Sabourault aujourd'hui, et on chante bonne fête en français et en espagnol, au son de la guitare de Leoncio, alors que déjà on ne voit presque plus la côte. Nous laissons peu à peu les oiseaux derrière, mouettes, goélands, pélicans, ils préfèrent rester près des chalutiers, leur fidèle source d'alimentation facile.
La mer, d'abord presque plane, devient un paysage légèrement ondulé. Nous croisons des bouées qui marquent des cultures de coquillages en croissance. Une entreprise pétrolière, Petrotech, veut forer ici, ce qui préoccupe grandement les pêcheurs de la région, qui ont patiemment semé ces coquillages sur des kilomètres. Plus loin, des bateaux couverts d'une bâche, dépourvus de moteur, où vivent des gens comme dans une maison. Encore plus loin: de simples radeaux, assemblages de quelques troncs de balsa, d'un mât orné d'un drapeau. Un pêcheur à la ligne y passe la journée, avec un seau pour le poisson et un peu d'eau douce.
Au retour, rien qui soit digne de mention, mis à part un oiseau qui a décidé de me chier sur la tête et une bonne partie de la chemise. C'est arrivé tandis que nous passion tout près d'un grand bateau, une sorte d'usine de transformation flottante. Par un tuyau coulait une sorte de bouillie fétide qui attirait un véritable essaim d'oiseaux s'en nourrissant sans arrêter, ne s'arrêtant que le temps d'une diarrhée vite conclue en vol. Aux dires du pêcheur qui nous guidait et a aimablement lavé ma chemise à l'eau de mer, ces oiseaux évacuent de la sorte le trop-plein d'huile que contient cette bouillie qui par ailleurs leur semble très appétissante. J'ai donc fait le reste du tour de bateau torse nu, grelottant un peu à cause du vent, et aussitôt arrivé au port je me suis lavé les cheveux avec du savon à plancher qui m'a laissé le cuir chevelu rouge et endolori, mais propre!
Petite pensée du samedi soir
Depuis quelques jours, ça fait plus d'un mois que je suis au Pérou, mais c'est maintenant que j'y repense: être un "gringo", un "colorado", un visiteur de grande classe, qui ne passe pas inaperçu. Combien de regards on m'a jetés, combien de commentaires faits à mi-voix sur mes yeux, ma taille? Je ne sais pas. Je n'y pense plus vraiment... Et c'est là le problème.
Au Pérou, au Mali, au Mexique, être blanc c'est avoir gagné une loterie auquelle on n'a pas soi-même participé mais dont on récolte les fruits, souvent sans s'en rendre compte. Oú qu'on soit, on nous fait entrer par la grande porte, on nous montre ce qu'il y a de mieux et ce qui deviendra encore meilleur lorsqu'on l'aura vu. Tous les plats typiques, on les essaie. Les églises, on grimpe dedans. Toutes nos photos sont superbes, révélatrices, irréfutables. Tout ce qu'on fait, c'est pour la première fois. Où que l'on soit, ville ou campagne, devient un hall de spectacle. Ce que je regrette dans tout ça, c'est qu'être perdu - désorienté, mais aussi dépouillé de soi, et non pas sans cesse reconfirmé dans son être différent - devient plus ardu. Avancer difficilement, râcler les rues les unes après les autres, presque invisible, tomber, traverser des lieux étroits, inutiles, qui n'ont pas encore reçu leur sens...
Je repense à certains écrivains voyageurs que j'ai beaucoup lus lors de mon bac en littérature (je dois me remettre à lire plus souvent), Le Clézio surtout. Il a fait de l'immobilité un voyage: 4 ans dans la jungle mexicaine, l'Afrique, l'Océanie. Il a laissé le monde venir à lui plutôt que courir derrière. Je reconnais en lui mon amour pour les longs voyages, qui doucement se changent en "stations": on reste en un lieu de longs mois, parfois ennuyants, mais nécessaires. Si je veux comprendre, sentir où je suis, je dois assimiler un précepte scientifique de base: l'instrument de mesure - moi - doit se fondre dans le milieu mesuré, ne plus le perturber. Je crois qu'un vrai voyage, celui qui redonne au monde sa texture, sa complexité, sa multiplicité, a lieu dans un espace flou entre "étranger" et "local", entre différence et indifférence (ne plus être différent, ne plus rechercher la différence). En ce sens, la plus grand voyage peut être de rester chez soi.
Pour que la découverte du monde (par laquelle passe la découverte de soi, en ce qui me concerne) soit autre chose qu'une collection de cartes postales et de "must see", la lenteur est essentielle. Amazonas, Solimoes, Marañon, Putumayo... des noms superbes sur lesquels on doit s'étendre en longueur, y aller en bateau, comme Orellana. Marcher sur ses pieds, oui oui, ses vrais pieds, sans se plaindre que ces joints nommés genoux fassent mal, c'est normal. L'avion, j'adore lorsqu'il m'emporte et me fait voir des montagnes, des chemins et des forêts dans les nuages, lorsqu'il devient un espace en soi, comme l'éternelle histoire de l'ìle déserte: "qu'emmènerais-tu dans ton bagage à main?" Il faut cependant voir ce moyen de transport comme une sorte de téléporteur, que l'on doit prendre le moins possible, et s'en remettre longtemps. Trop sauter d'un point à l'autre, c'est jouer le jeu de tout ce qui tend à faire du monde une sphère rétrécie, de plus en plus lisse, compréhensibles, sous-titrée en caractères romains. C'est forer pour du pétrole où l'on devrait plutôt s'enfoncer dans une forêt. C'est aplatir les trois dimensions, et oublier la quatrième.
Je rêve souvent d'un voyage dans l'Amazone. Crever de chaleur, ne rien faire sur un bateau... S'abrutir, devenir autre chose, mais se garder soi comme une bouée, et observer. Il me vient à l'esprit de temps en temps que je vieillis. C'est une évidence contre laquelle un large pan de la mentalité occidentale, pour l'appeler comme ça, conspire continuellement. Je me vois mieux vieillir en Amérique du Sud et dans la chaleur qu'au Canada. Ici, les vieux le sont encore comme dans le temps, sans dents, penchés et ridés comme des arbres, et les jeunes jouent partout. Il me semble qu'on peut faire le tour de l'existence en faisant un tour du quartier...
Au Pérou, au Mali, au Mexique, être blanc c'est avoir gagné une loterie auquelle on n'a pas soi-même participé mais dont on récolte les fruits, souvent sans s'en rendre compte. Oú qu'on soit, on nous fait entrer par la grande porte, on nous montre ce qu'il y a de mieux et ce qui deviendra encore meilleur lorsqu'on l'aura vu. Tous les plats typiques, on les essaie. Les églises, on grimpe dedans. Toutes nos photos sont superbes, révélatrices, irréfutables. Tout ce qu'on fait, c'est pour la première fois. Où que l'on soit, ville ou campagne, devient un hall de spectacle. Ce que je regrette dans tout ça, c'est qu'être perdu - désorienté, mais aussi dépouillé de soi, et non pas sans cesse reconfirmé dans son être différent - devient plus ardu. Avancer difficilement, râcler les rues les unes après les autres, presque invisible, tomber, traverser des lieux étroits, inutiles, qui n'ont pas encore reçu leur sens...
Je repense à certains écrivains voyageurs que j'ai beaucoup lus lors de mon bac en littérature (je dois me remettre à lire plus souvent), Le Clézio surtout. Il a fait de l'immobilité un voyage: 4 ans dans la jungle mexicaine, l'Afrique, l'Océanie. Il a laissé le monde venir à lui plutôt que courir derrière. Je reconnais en lui mon amour pour les longs voyages, qui doucement se changent en "stations": on reste en un lieu de longs mois, parfois ennuyants, mais nécessaires. Si je veux comprendre, sentir où je suis, je dois assimiler un précepte scientifique de base: l'instrument de mesure - moi - doit se fondre dans le milieu mesuré, ne plus le perturber. Je crois qu'un vrai voyage, celui qui redonne au monde sa texture, sa complexité, sa multiplicité, a lieu dans un espace flou entre "étranger" et "local", entre différence et indifférence (ne plus être différent, ne plus rechercher la différence). En ce sens, la plus grand voyage peut être de rester chez soi.
Pour que la découverte du monde (par laquelle passe la découverte de soi, en ce qui me concerne) soit autre chose qu'une collection de cartes postales et de "must see", la lenteur est essentielle. Amazonas, Solimoes, Marañon, Putumayo... des noms superbes sur lesquels on doit s'étendre en longueur, y aller en bateau, comme Orellana. Marcher sur ses pieds, oui oui, ses vrais pieds, sans se plaindre que ces joints nommés genoux fassent mal, c'est normal. L'avion, j'adore lorsqu'il m'emporte et me fait voir des montagnes, des chemins et des forêts dans les nuages, lorsqu'il devient un espace en soi, comme l'éternelle histoire de l'ìle déserte: "qu'emmènerais-tu dans ton bagage à main?" Il faut cependant voir ce moyen de transport comme une sorte de téléporteur, que l'on doit prendre le moins possible, et s'en remettre longtemps. Trop sauter d'un point à l'autre, c'est jouer le jeu de tout ce qui tend à faire du monde une sphère rétrécie, de plus en plus lisse, compréhensibles, sous-titrée en caractères romains. C'est forer pour du pétrole où l'on devrait plutôt s'enfoncer dans une forêt. C'est aplatir les trois dimensions, et oublier la quatrième.
Je rêve souvent d'un voyage dans l'Amazone. Crever de chaleur, ne rien faire sur un bateau... S'abrutir, devenir autre chose, mais se garder soi comme une bouée, et observer. Il me vient à l'esprit de temps en temps que je vieillis. C'est une évidence contre laquelle un large pan de la mentalité occidentale, pour l'appeler comme ça, conspire continuellement. Je me vois mieux vieillir en Amérique du Sud et dans la chaleur qu'au Canada. Ici, les vieux le sont encore comme dans le temps, sans dents, penchés et ridés comme des arbres, et les jeunes jouent partout. Il me semble qu'on peut faire le tour de l'existence en faisant un tour du quartier...
mercredi 10 juin 2009
Saturday Night Fever à Piura
Bongo's. Avec un nom pareil pour un club, on est en droit de s'attendre à une nuit tropicalement festive, pis c'est ce qu'on a eu! Ça a bien commencé: quelques cuba libres pendant qu'on observe les couples et les groupes aux autres tables, puis on passe au fameux pisco sour, du vin fort, de jus de citron en quantité et du blanc d'oeuf mousseux! J'en ai encore la langue brûlée de plaisir!
La piste de danse... heureux de pas être latino! À voir tous ces hommes et femmes seuls qui ne foutent rien échoués sur le bord des tables, je me dis que ne pas avoir de partenaire de danse semble être la suprême malédiction! Ça gigote tranquille, dans l'attente fataliste que quelque chose se passe. PENDANT CE TEMPS... 4 énergumènes, de peau blanchâtre et éructant ce que certains croient être un dialecte de l'anglais, se démènent allègrement! Le contraste est total avec la faune locale, certes plus mobile du bassin, mais débranchée des membres supérieurs. La piste de danse s'ouvre tandis que que les 4 taches blanches fouettent l'air avec leurs bras et font onduler leurs corps. Devant, sur la scène, deux danseuses en petite tenue et un animateur en chemise à fleurs nous demande d'où on vient et s'assure périodiquement de notre présence sur la piste de danse.
Bien sûr, une soirée digne de ce nom doit donner lieu à des rencontres intéressantes. Moi et Denis "el Chinito" Wong dansons avec deux Péruviennes de taille inégale, moi avec la plus petite qui me fait travailler des quadriceps. On change ensuite de partenaire et je me retrouve avec la plus grande. Trop technique, elle me demande si je vois la différence entre le merengue de Lima et celui de Piura. ¿Perdón? On passe ensuite à une danse de la selva, puis à la cumbia, etenfin au reggaeton. Mes quadriceps crient de douleur tandis que nous descendons au troisième sous-sol. Il faut dire ici que la même journée j'étais allé au gym et fait de la capoeira.
Fin de la soirée vers 5 heures du matin. Elle me demande si je suis croyant, je réponds par une vague "je sais pas" d'agnostique qui s'assume pas. Mauvaise réponse! Je lui parle de mon séjour en Afrique, de l'extrême pauvreté là-bas. "C'est parce qu'ils croient en plusieurs dieux", qu'elle me répond. En un seul en fait, Allah: ils sont musulmans et férocement monothéistes. "...". Loin de moi l'idée de ridiculiser qui que ce soit, mais je dois dire qu'à 5 heures du matin, crevé et avec l'estomac dans les talons, ce fut une discussion hallucinatoire... on est rentrés chez nous comme il se doit, tandis que les oiseaux se remettaient à gazouiller et que les vendeurs sortaient dans les rues...
La piste de danse... heureux de pas être latino! À voir tous ces hommes et femmes seuls qui ne foutent rien échoués sur le bord des tables, je me dis que ne pas avoir de partenaire de danse semble être la suprême malédiction! Ça gigote tranquille, dans l'attente fataliste que quelque chose se passe. PENDANT CE TEMPS... 4 énergumènes, de peau blanchâtre et éructant ce que certains croient être un dialecte de l'anglais, se démènent allègrement! Le contraste est total avec la faune locale, certes plus mobile du bassin, mais débranchée des membres supérieurs. La piste de danse s'ouvre tandis que que les 4 taches blanches fouettent l'air avec leurs bras et font onduler leurs corps. Devant, sur la scène, deux danseuses en petite tenue et un animateur en chemise à fleurs nous demande d'où on vient et s'assure périodiquement de notre présence sur la piste de danse.
Bien sûr, une soirée digne de ce nom doit donner lieu à des rencontres intéressantes. Moi et Denis "el Chinito" Wong dansons avec deux Péruviennes de taille inégale, moi avec la plus petite qui me fait travailler des quadriceps. On change ensuite de partenaire et je me retrouve avec la plus grande. Trop technique, elle me demande si je vois la différence entre le merengue de Lima et celui de Piura. ¿Perdón? On passe ensuite à une danse de la selva, puis à la cumbia, etenfin au reggaeton. Mes quadriceps crient de douleur tandis que nous descendons au troisième sous-sol. Il faut dire ici que la même journée j'étais allé au gym et fait de la capoeira.
Fin de la soirée vers 5 heures du matin. Elle me demande si je suis croyant, je réponds par une vague "je sais pas" d'agnostique qui s'assume pas. Mauvaise réponse! Je lui parle de mon séjour en Afrique, de l'extrême pauvreté là-bas. "C'est parce qu'ils croient en plusieurs dieux", qu'elle me répond. En un seul en fait, Allah: ils sont musulmans et férocement monothéistes. "...". Loin de moi l'idée de ridiculiser qui que ce soit, mais je dois dire qu'à 5 heures du matin, crevé et avec l'estomac dans les talons, ce fut une discussion hallucinatoire... on est rentrés chez nous comme il se doit, tandis que les oiseaux se remettaient à gazouiller et que les vendeurs sortaient dans les rues...
Après Tambo Grande, Malingas
Malingas est un petit village (un cacerío, communauté agricole). Plus d'asphalte ni d'éclairage public. Des ânes réfugiés à l'ombre de la place centrale. Plus de gazons branchés sur la respiration artificielle comme à Piura, mais des buissons secs, des plantes du désert. Nous y rencontrons Fernando Carrasco Zapata et Manuel Castillo, deux leaders de la lutte contre l'implantation de la mine à Tambo Grande. Ils nous racontent leur marche depuis Tambo Grande jusqu'au gouvernement régional de Piura, soit plus de 90 kilomètres, les heures et les jours passés sur la route à rencontrer la population, les agriculteurs, et à expliquer ce que l'entreprise minière ne semblait pas pressée d'expliquer: l'utilisation de cyanure et de mercure pour laver le minerai, l'impossibilité de ce faire sans contaminer la nappe phréatique et la rivière.
Ils nous parlent de l'avenir, de travailler pour que leur monde soit meilleur pour leurs enfants qu'il l'a été pour eux. Fernando nous parle, me parle de la conviction qui est plus forte que n'importe quelle somme d'argent. Nous sommes assis sur le parvis de la mairie, où ils font le planton depuis 72 jours en protestation contre la mauvaise gestion du maire actuel. Le soleil est si fort que mes yeux me font mal, mais je continue d'écouter la tête basse, les yeux fermés. La conviction, "améliorer la vie". Je reconnais dans ses paroles et sa personne un peu de ce que je veux être, à commencer par l'oubli de soi, ne pas ignorer les autres avant, après et plus loin que soi.
Ils nous parlent de l'avenir, de travailler pour que leur monde soit meilleur pour leurs enfants qu'il l'a été pour eux. Fernando nous parle, me parle de la conviction qui est plus forte que n'importe quelle somme d'argent. Nous sommes assis sur le parvis de la mairie, où ils font le planton depuis 72 jours en protestation contre la mauvaise gestion du maire actuel. Le soleil est si fort que mes yeux me font mal, mais je continue d'écouter la tête basse, les yeux fermés. La conviction, "améliorer la vie". Je reconnais dans ses paroles et sa personne un peu de ce que je veux être, à commencer par l'oubli de soi, ne pas ignorer les autres avant, après et plus loin que soi.
Une ville à ciel ouvert
Avant que j'aie pu m'en rendre compte, le temps s'est mis à courir dans toutes les directions... j'en ai donc long à raconter! Jeudi et vendredi passés, nous avons visité Tambo Grande, une ville de 30 000 habitants à 1h30 de route de Piura. En si peu de temps, l'environnement change du tout au tout: depuis le désert vers la brousse puis le bosque seco (forêt qui pousse dans le sable, essentiellement d'algarrobos qui peuvent aller chercher l'eau profondément) et finalement le valle San Lorenzo y Chira, vaste région agricole irriguée dont l'épicentre est Tambo Grande. 45 000 hectares de mangueraies, bananeraies, plantations de riz, d'ignames, de maïs, etc... Il y a 60 ans, les premiers agriculteurs de la région ont creusé un canal de 9 kilomètres à travers les montagnes pour alimenter la vallée en eau, en même temps qu'ils instauraient un ingénieux système de répartition de l'eau afin que les cultures reçoivent la quantité juste d'eau, sans gaspillage. Sur toute la longueur du canal d'irrigation, une série de vannes disperse l'eau dans les plantations, selon un plan prétabli. À courts intervalles, de petits ponts de béton, mais surtout de troncs d'arbres et de boue, traversent le canal et donent accès aux maisons sur l'autre berge. Des enfants se baignent, des adultes prennent leur bain, et des animaux viennent boire dans cette eau courante qui se met à gronder lorsque le canal se rétrécit ou que la pente augmente.
Mais je m'avance... nous ne sommes pas encore arrivés à Tambo Grande. Nous sommes encore dans l'autobus qui nous y emmène, suffocant de chaleur, assis dans des bancs moulus dont on sent les moindre détails structurels dans notre dos. La transmission éclate. L'autobus essaie de se ranger sur le terre-plein, qui est plutôt un terre-vide, s'incline et tombe presque à la renverse. Les esprits s'échauffent, un homme exige d'être remboursé, un autre extrait ses bagages de la soute et cherche un autre moyen de transport. Nous attendons sous une toiture de palmes, au milieu de nulle part. Pour ma part, je suis content de cet arrêt inopiné: l'espace d'un instant, nous sommes sortis de cette bulle qui sépare la route et le paysage en deux mondes hétérogènes. Reste une autre barrière invisible, entre gringos et péruviens... les femmes nous regardent du coin de l'oeil, les enfants avec insistance, les hommes nous ignorent (ou nous parlent en pseudo-anglais). Après une demie-heure, un autre autobus arrive, beaucoup plus luxueux que le premier, et c'est reparti!
La gare routière de Tambo Grande est un enfer et les gens qui y travaillent sont soit des entités démoniaques qui ont juré de nous extirper notre argent jusqu'au dernier sou, soit des damnés forcés de nous vendre des pâtisseries ou de gueuler "mototaxi" comme si nous étions aveugles, manchots et incapables de décider où aller. Heureusement, nous sommes avec Nelson Peñaherrera, notre contact de Tambo Grande, responsable de l'ONG Factor Tierra et aveugle de surcroît, bien qu'on l'oublie souvent tant il semble sûr de lui.
Factor Tierra a été l'une des organisations les plus actives dans la lutte contre l'implantation d'une mine à ciel ouvert sur le site même de la ville. Pour nous expliquer ce qui s'est passé, Nelson nous emmène en haut d'une colline au centre de la ville, sur un belvédère surmonté d'une statue géante du Christ... souvenir de Rio de Janeiro, version miniature! Dans cette colline et une bonne partie du sous-sol de la ville ont été détectés de l'or, de l'argent, du zinc et du fer en quantités appréciables. En 1999, une compagnie canadienne, Manhattan, tente de convaincre la population de déplacer une partie de la ville pour exploiter ce gisement. Le plan était de creuser un gigantesque puits à ciel ouvert de plus d'un kilomètre de diamètre et 300 mètres de profondeur, et d'utiliser les eaux du río Piura pour laver le minerai, contaminant de ce fait l'une des seules sources d'eau de la région, en amont de villes importantes comme Piura ou Sullana, et en dernier lieu le réservoir où cette eau est stockée pour irriguer les cultures à des centaines de kilomètres en aval. La population, au cours d'une des premières consultations populaires au Pérou et au monde, a rejeté l'offre de la compagnie minière à plus de 98%, exprimant de la sorte sa volonté de maintenir la vocation agricole de la vallée de San Lorenzo y Chira.On ne peut que les comprendre: après tout le travail entrepris pour transformer une vallée semi-désertique en oasis de la productivité, qui exporte pour plus de 300 millions de dollars de fruits et légumes par année!
Aujourd'hui, Tambo Grande est une ville tranquille mais prospère. Sa population est fière de son combat contre la mine et a élevé un monument à l'un de leurs camarades assassiné au plus fort des violences. Le gisement est encore sous la ville. Nelson nous rappelle que cette lutte n'a pas de fin. La population continue de rapporter des vols d'hélicoptères à basse altitude et des camionnettes sans identification dans la campagne...
Mais je m'avance... nous ne sommes pas encore arrivés à Tambo Grande. Nous sommes encore dans l'autobus qui nous y emmène, suffocant de chaleur, assis dans des bancs moulus dont on sent les moindre détails structurels dans notre dos. La transmission éclate. L'autobus essaie de se ranger sur le terre-plein, qui est plutôt un terre-vide, s'incline et tombe presque à la renverse. Les esprits s'échauffent, un homme exige d'être remboursé, un autre extrait ses bagages de la soute et cherche un autre moyen de transport. Nous attendons sous une toiture de palmes, au milieu de nulle part. Pour ma part, je suis content de cet arrêt inopiné: l'espace d'un instant, nous sommes sortis de cette bulle qui sépare la route et le paysage en deux mondes hétérogènes. Reste une autre barrière invisible, entre gringos et péruviens... les femmes nous regardent du coin de l'oeil, les enfants avec insistance, les hommes nous ignorent (ou nous parlent en pseudo-anglais). Après une demie-heure, un autre autobus arrive, beaucoup plus luxueux que le premier, et c'est reparti!
La gare routière de Tambo Grande est un enfer et les gens qui y travaillent sont soit des entités démoniaques qui ont juré de nous extirper notre argent jusqu'au dernier sou, soit des damnés forcés de nous vendre des pâtisseries ou de gueuler "mototaxi" comme si nous étions aveugles, manchots et incapables de décider où aller. Heureusement, nous sommes avec Nelson Peñaherrera, notre contact de Tambo Grande, responsable de l'ONG Factor Tierra et aveugle de surcroît, bien qu'on l'oublie souvent tant il semble sûr de lui.
Factor Tierra a été l'une des organisations les plus actives dans la lutte contre l'implantation d'une mine à ciel ouvert sur le site même de la ville. Pour nous expliquer ce qui s'est passé, Nelson nous emmène en haut d'une colline au centre de la ville, sur un belvédère surmonté d'une statue géante du Christ... souvenir de Rio de Janeiro, version miniature! Dans cette colline et une bonne partie du sous-sol de la ville ont été détectés de l'or, de l'argent, du zinc et du fer en quantités appréciables. En 1999, une compagnie canadienne, Manhattan, tente de convaincre la population de déplacer une partie de la ville pour exploiter ce gisement. Le plan était de creuser un gigantesque puits à ciel ouvert de plus d'un kilomètre de diamètre et 300 mètres de profondeur, et d'utiliser les eaux du río Piura pour laver le minerai, contaminant de ce fait l'une des seules sources d'eau de la région, en amont de villes importantes comme Piura ou Sullana, et en dernier lieu le réservoir où cette eau est stockée pour irriguer les cultures à des centaines de kilomètres en aval. La population, au cours d'une des premières consultations populaires au Pérou et au monde, a rejeté l'offre de la compagnie minière à plus de 98%, exprimant de la sorte sa volonté de maintenir la vocation agricole de la vallée de San Lorenzo y Chira.On ne peut que les comprendre: après tout le travail entrepris pour transformer une vallée semi-désertique en oasis de la productivité, qui exporte pour plus de 300 millions de dollars de fruits et légumes par année!
Aujourd'hui, Tambo Grande est une ville tranquille mais prospère. Sa population est fière de son combat contre la mine et a élevé un monument à l'un de leurs camarades assassiné au plus fort des violences. Le gisement est encore sous la ville. Nelson nous rappelle que cette lutte n'a pas de fin. La population continue de rapporter des vols d'hélicoptères à basse altitude et des camionnettes sans identification dans la campagne...
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