mercredi 10 juin 2009

Une ville à ciel ouvert

Avant que j'aie pu m'en rendre compte, le temps s'est mis à courir dans toutes les directions... j'en ai donc long à raconter! Jeudi et vendredi passés, nous avons visité Tambo Grande, une ville de 30 000 habitants à 1h30 de route de Piura. En si peu de temps, l'environnement change du tout au tout: depuis le désert vers la brousse puis le bosque seco (forêt qui pousse dans le sable, essentiellement d'algarrobos qui peuvent aller chercher l'eau profondément) et finalement le valle San Lorenzo y Chira, vaste région agricole irriguée dont l'épicentre est Tambo Grande. 45 000 hectares de mangueraies, bananeraies, plantations de riz, d'ignames, de maïs, etc... Il y a 60 ans, les premiers agriculteurs de la région ont creusé un canal de 9 kilomètres à travers les montagnes pour alimenter la vallée en eau, en même temps qu'ils instauraient un ingénieux système de répartition de l'eau afin que les cultures reçoivent la quantité juste d'eau, sans gaspillage. Sur toute la longueur du canal d'irrigation, une série de vannes disperse l'eau dans les plantations, selon un plan prétabli. À courts intervalles, de petits ponts de béton, mais surtout de troncs d'arbres et de boue, traversent le canal et donent accès aux maisons sur l'autre berge. Des enfants se baignent, des adultes prennent leur bain, et des animaux viennent boire dans cette eau courante qui se met à gronder lorsque le canal se rétrécit ou que la pente augmente.

Mais je m'avance... nous ne sommes pas encore arrivés à Tambo Grande. Nous sommes encore dans l'autobus qui nous y emmène, suffocant de chaleur, assis dans des bancs moulus dont on sent les moindre détails structurels dans notre dos. La transmission éclate. L'autobus essaie de se ranger sur le terre-plein, qui est plutôt un terre-vide, s'incline et tombe presque à la renverse. Les esprits s'échauffent, un homme exige d'être remboursé, un autre extrait ses bagages de la soute et cherche un autre moyen de transport. Nous attendons sous une toiture de palmes, au milieu de nulle part. Pour ma part, je suis content de cet arrêt inopiné: l'espace d'un instant, nous sommes sortis de cette bulle qui sépare la route et le paysage en deux mondes hétérogènes. Reste une autre barrière invisible, entre gringos et péruviens... les femmes nous regardent du coin de l'oeil, les enfants avec insistance, les hommes nous ignorent (ou nous parlent en pseudo-anglais). Après une demie-heure, un autre autobus arrive, beaucoup plus luxueux que le premier, et c'est reparti!

La gare routière de Tambo Grande est un enfer et les gens qui y travaillent sont soit des entités démoniaques qui ont juré de nous extirper notre argent jusqu'au dernier sou, soit des damnés forcés de nous vendre des pâtisseries ou de gueuler "mototaxi" comme si nous étions aveugles, manchots et incapables de décider où aller. Heureusement, nous sommes avec Nelson Peñaherrera, notre contact de Tambo Grande, responsable de l'ONG Factor Tierra et aveugle de surcroît, bien qu'on l'oublie souvent tant il semble sûr de lui.

Factor Tierra a été l'une des organisations les plus actives dans la lutte contre l'implantation d'une mine à ciel ouvert sur le site même de la ville. Pour nous expliquer ce qui s'est passé, Nelson nous emmène en haut d'une colline au centre de la ville, sur un belvédère surmonté d'une statue géante du Christ... souvenir de Rio de Janeiro, version miniature! Dans cette colline et une bonne partie du sous-sol de la ville ont été détectés de l'or, de l'argent, du zinc et du fer en quantités appréciables. En 1999, une compagnie canadienne, Manhattan, tente de convaincre la population de déplacer une partie de la ville pour exploiter ce gisement. Le plan était de creuser un gigantesque puits à ciel ouvert de plus d'un kilomètre de diamètre et 300 mètres de profondeur, et d'utiliser les eaux du río Piura pour laver le minerai, contaminant de ce fait l'une des seules sources d'eau de la région, en amont de villes importantes comme Piura ou Sullana, et en dernier lieu le réservoir où cette eau est stockée pour irriguer les cultures à des centaines de kilomètres en aval. La population, au cours d'une des premières consultations populaires au Pérou et au monde, a rejeté l'offre de la compagnie minière à plus de 98%, exprimant de la sorte sa volonté de maintenir la vocation agricole de la vallée de San Lorenzo y Chira.On ne peut que les comprendre: après tout le travail entrepris pour transformer une vallée semi-désertique en oasis de la productivité, qui exporte pour plus de 300 millions de dollars de fruits et légumes par année!

Aujourd'hui, Tambo Grande est une ville tranquille mais prospère. Sa population est fière de son combat contre la mine et a élevé un monument à l'un de leurs camarades assassiné au plus fort des violences. Le gisement est encore sous la ville. Nelson nous rappelle que cette lutte n'a pas de fin. La population continue de rapporter des vols d'hélicoptères à basse altitude et des camionnettes sans identification dans la campagne...

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